"Moi" c'est Annie Mokto, la femme à l'origine de cette association. Je suis née un treize mars 1980 au Cameroun, j’avais une tête toute blanche avec des parents noirs, ah oui! J'aurais dù naître noire! Vu que je ne fais pas les choses comme tout le monde j'ai pointé une tête toute blanche en offrant une grosse surprise à mes parents. Une peau plus blanche que toutes les "races" avec toutes les particularités d'une africaine. Extraordinaire non!!!
J'étais un bébé mignon (affirmation véridique mes parents peuvent confirmer).
J’y ai grandi.
Mes parents ont eu sept enfants, dont deux petites têtes blanches Annie et Francine. L’autre tête blanche Francine est malheureusement décédée, elle devait avoir quatre ans. Je suis certaine que si elle n’avait pas quitté ce monde, nous aurions eu une grande complicité, car nous aurions été deux à se comprendre.
Mes parents et mes sœurs ont été des amours. "Les Mokto je vous dis merci" car je sais que ce ne fut pas facile pour vous non plus. Etre le témoin de l'humiliation quotidienne de son enfant de sa soeur sans pouvoir y mettre fin doit-être horrible! Ce que je suis aujourd’hui dans ma vie je le dois à ma famille nucléaire et à ma grande famille, je me suis sentie aimée, très aimée, « c’est beau l’amour ». Cela a été ma force et c'est encore ma force l'amour de mes proches.
Je ne comprenais pas pourquoi je n’étais pas comme le reste de la famille, comme mes amis comme tout le monde autour de moi. Cette méconnaissance m'a beaucoup perturbée durant mon enfance, ma vie de jeune fille et une partie de ma vie de femme.
La vie sociale a été remplie de tellement d’extrêmes à mon égard, allant de l’adoration par les uns au rejet par les autres. Ce qui fait que j’ai évolué dans un brouillard d’incompréhensions de moi et de l'autre, de difficultés scolaires, sociales etc.
Mon passé scolaire au Cameroun fût la période la plus difficile parce que, n'ayant pas souvent eu l’occasion de lire au tableau et ayant développé une certaine débrouillardise pour accéder à l'information, j'ai accumulé de nombreuses lacunes et personne ne m'a aidée à les combler.
Personne n’avait compris que j’avais besoin de lunettes et que je devais m'asseoir non pas au fond de la classe mais tout près du tableau. Personne n'avait réagi en voyant que je remettais des copies d'examens vierges, personne n'a remarqué que mes échecs n'était pas dus à un manque de compréhension du cours mais à un manque de communication entre ces adultes qui ne voulaient pas parler de l'albinisme, ou qui ne savaient quoi en dire.
Socialement c'était difficile, j'étais seule, du moins je me sentais si seule bien que très entourée par ma famille. C'est pour cette raison que je voulais tellement réussir, je voulais tellement qu'on soit fière de moi, je voulais tellement rapporter un bon bulletin comme mes ami(e)s d'enfance, j'avais envie d'apporter quelque chose de bon à la maison.
Je me savais capable mais la société, comme mes bulletins, me renvoyait une image d’incapable. Certains enseignants ont été méchants avec moi, ils m'ont battue jusqu'à ce que sang s'en coule quand je n'arrivais pas à lire, ils m'ont insultée quand j'avais de mauvais résultats, ils m'ont humiliée quand je n'avais rien fait, ils n'ont pas compris que je n'y étais pour rien. Je ne m'exprimais pas en classe de peur d'attirer l'attention et donc de provoquer des insultes massives, j'enviais la vie des autres: ils voyaient bien, eux ils étaient noirs. Et moi?
Paradoxalement, ceux qui m'aimaient me faisaient signe de la main pour me dire bonjour, je ne répondais pas, parce que je ne les voyais pas et eux en déduisaient des informations erronées Au final j'étais dans une bulle, dans ma bulle.
Je regarde mais je ne vois pas.
Les tabous, le "non-dit" ont eu temporairement raison de ma volonté d'étudier, de me socialiser.
Finalement l'école que j'aimais tant était devenue une torture morale et physique, la réaction des gens à mon égard dans la rue était devenue souffrance si bien que quand je me réveillais chaque matin, j'avais un
nœud au ventre rien qu’à imaginer le calvaire que serait ma journée. J'aurais aimé rester dans ma chambre et ne pas en sortir. Je ne comprenais pas pourquoi les gens m'insultaient sans raison, j'avais mal pour moi, mal pour mes proches et surtout pour mes parents. Je me disais:"je disparaissais ils n'auraient plus à subir ça".
J'ai fini par arrêter l'école, sans toutefois dire à ma famille pourquoi je ne voulais plus y aller. J'étais moi-même entrée dans ce cercle du "non dit". Que dire sans mot ? Le combat pour m'intégrer m'avait fatiguée. De toute façon je combattais contre qui? Pourquoi je combattais?
En 2003, j'ai fait la démarche de comprendre pourquoi ma peau était "blanche craie" et cette prise de connaissance a été bénéfique dans plusieurs aspects de ma vie.
Ensuite,j'ai décidé d'aller dans un centre de formation pour aveugles et malvoyants à Bruxelles où pendant deux ans ils m'ont tout ré-appris: le français, les mathématiques et bien d'autres choses. C'était merveilleux d'apprendre. Ils m'ont beaucoup apporté car après que je sois passé chez eux je me suis sentie confiante, je me suis reconstruite et ça m'a donc permis de m' inscrire à des cours à distance et tout doucement, j'ai pu terminer avec succès mes études secondaires (le CESS belge, équivalent du baccalauréat).
Certaines adaptations techniques m’ont aidé à terminer mes études secondaires et facilité mon entrée à l’université. Un exemple j'utilise une loupe manuelle, à la maison j'ai une télé loupe, mes copies d'examens sont imprimées en police plus grande et sur mon ordinateur j'ai un logiciel de lecture, ceci me permet de lire aisément et plus longuement.
C'est vrai qu'étant malvoyante étudier mes énormes syllabus ne fut pas facile. Mes yeux ne me demandent pas d'autorisation quand ils décident qu'ils ne veulent plus lire et il m'est difficile de savoir quand ils prendront cette décision. Donc je lis jusqu'à ce que je voie les lettres se dédoubler et mes nerfs tirailler (ça fait mal), puis je prends une pause et je recommence plus tard.
C'est un peu complexe pour moi et encore plus complexe à expliquer aux autres car ça peut arriver que je sois stressée, qu'il y ait trop de lumière ou tout autre facteur et hop tout s'emballe et je n'arrive plus à lire alors que quelques minutes plus tôt je lisais aisément. Ceci pour vous dire que je continue à apprendre sur mes yeux je les découvre et on finira par se comprendre. De toute façon ça ne fait pas si longtemps que mes yeux et moi sommes en pleine pratique: la vraie lecture, c'est tout nouveau pour moi.
Donc je prends plus de temps pour étudier en suivant la bonne volonté de mes yeux j'arrive à avancer, difficilement mais j'avance.
Aujourd’hui je suis à l’université, c’est pour moi un grand accomplissement quand je jette un coup d'œil à mon parcours scolaire au Cameroun. Si je peux appeler ça "parcours scolaire" car je me suis toujours considérée comme une spectatrice passive en classe, comme l'élément de trop.
C'est un vilain souvenir aujourd'hui au vu de ce que je suis en train de construire et je veux partager mon expérience avec les autres afin que les jeunes enfants n'aient pas le même scolarité que j'ai eu, que les parents aient une approche différente avec leurs enfants et que les adultes aient une vraie vie dans laquelle ils ou elles accompliront des choses par le biais de formations, d'activités etc et ainsi avoir une vie sociale et professionnelle.
Ce passé tumultueux m’a forgée et m’a donné une force et un caractère bien trempé.
Mon plus bel accomplissement c’est ma fille Patricia Sabrina que j’ai élevée seule et dont je suis fière. C'est une petite fille géniale car dans ma course à l'apprentissage elle m'a beaucoup aidé. Je parle bien de ma fille hein car s'occuper d'un enfant seule et accomplir ce que j'ai accompli jusqu'ici nécessite une organisation énorme.
Ma fille m'a sérieusement soutenue et continue à le faire. Nous sommes une belle équipe, une mère et sa fille qui s’aiment.
Petite elle m’a souvent demandé « Maman pourquoi tu as une couleur différente de la mienne ? Tu es trop blanche! » Je lui disais « Quand un bébé est dans le ventre de sa maman, il y a un monsieur qui met la couleur sur les bébés, quand il est arrivé chez moi et a remarqué que son seau de peinture était vide, il m’a regardé et s’est dit: bof ce n’est pas très grave elle est aussi jolie comme ça et de toute façon c'est une personne, un être humain, mon seau est vide mais ce n'est qu'une affaire de couleur».
Maintenant ma fille a presque neuf ans et sait que maman est différente parce qu’elle n’a pas de pigment. C'est vrai elle n'a pas bien compris mais ça viendra tout doucement. De toute façon je n'ai pas encore tout compris moi non plus.
Suivez-moi dans mon projet et vous aurez la suite de l’histoire, la mienne et la leur.
Mon rêve! L'intégration.
Le texte que vous venez de lire a été écrit en 2010. Depuis lors:
1- J'ai obtenu un Master
2- J'ai été nommée fonctionnaire (non pas en rapport avec mon diplôme mais je garde espoir" Handicap et emploi reste encore le défi de notre société
3- J'ai publié un livre "née blanche de parents noirs"
4-Je continue à militer
5- Et surtout, je suis devenue maman d'un petit Aaron. Patricia Sabrina et Aaron ma victoire